NLK ! n°19 - De l’utopie

 

    De cinglantes autant que stupéfiantes salutations à vous, mes extraordinaires lecteurices ! C’est avec une joie non dissimulée et un bonheur tout aussi apparent que je vous présente aujourd’hui un sujet qui m’agrippe le cœur de toutes ses forces.

    C’est une place fantastique et magique, c’est un endroit solidaire et merveilleux, c’est un lieu… qui n’existe pas.

    C’est l’utopie.

    J’ai eu quinze ans, un jour.

    Si-si, je vous l’assure. Je débordais alors de vie, je profitais d’un optimisme sans trop de foi ni trop de loi et d’une insouciance à faire pâlir d’envie un nourrisson africain. Nulle frayeur ne m’assaillait lorsque je défendais mes idées saugrenues. Je prônais alors un monde où l’argent n’existerait pas, où l’individualisme serait crucifié au pilori de l’altruisme, où l’amour serait roi et la paix serait reine, où les deux enfanteraient de mignons princes et princesses bien dodus qu’ils nommeraient Entraide, Solidarité, But Commun et Billy [1].

    Ainsi, j’érigeais mes visions farfelues en parangon de société, au risque de me voir rabattre le caquet par des gens à la prose et au prosaïsme plus élevés que les miens.

    Puis j’ai grandi.

    Oubliés, ces grandiloquents idéaux. Enterré, mon optimisme à tout crin. Noyée dans la réalité, mon utopie bon-enfant. Je suis devenu plus âgé. D’aucuns diront ‘mature’ ou ‘sage’. D’autres encore avanceraient ‘con’. Moi je resterai sur ‘désemparé’ et ‘résigné’. Mais c’est bien là le propre de l’expression « prendre de l’âge ». À la différence du pinard, l’humain ne se bonifie que rarement avec le temps écoulé.

 

    Pourtant, aujourd’hui, je me hisse à ce créneau ! (et il est haut, je peux vous le certifier)

    Il suffit que, dans une conversation, vous avanciez une idée relevant peu ou prou de l’utopie pour que le cynique de la bande vous rétorque aussi sec :

    « Hey, t’as bien regardé le monde qui t’entoure ? T’as pas fini l’onanisme intellectuel, là ? Faut être réaliste, hein ! »

Les concepts idéalistes, de par leur nature, sont aisément attaquables. Forcément, ces idées sont improbables, voire impossibles. Elles s’en trouvent donc contrées par une argumentation même des plus bancales.

Et pourtant (bis), si je me suis tapé une escalade matinale, c’est pour le défendre ce créneau… Enfin non, cette idée.

    L’utopie doit être chérie !

    L’utopie doit être cajolée !

    L’utopie doit être portée haute et fière !

    Car, telle la limite de f=ex en approche de l’infini, nous devons tendre vers cette asymptote philosophique !

    Et si vous n’avez point compris cette dernière sentence, ne vous inquiétez donc pas. C’est certainement parce que votre cerveau ne se trouve pas encombré de futiles réminiscences datant de votre enseignement scientifique.

Je reprends donc, points d’exclamation inclus.

* Toussote pour s’éclaircir la gorge *

    Oui !

    Nous devons la porter pour ce qu’elle est : un idéal !

    Pas quelque chose que l’on atteint, mais ce vers quoi l’on tend !

 

    Aaaah ! Ça fait du bien d’ lâcher tout ça ! c’est moi que j’te l’dis !

    Mais, sacripants que vous êtes, je vous entends déjà depuis mon créneau :

    « T’es bien gentil, là, avec ton harangue improbable à laquelle on capte que dalle… Mais bordel ! c’est quoi cette rogntudjû d’utopie dont tu causes ? »

    Ah ! Ah ! Espiègle et estimé(e) lecteurice, votre verve enjouée me sied et j’y répondrai donc sous la même forme, nom de, euh... Nom d’une pipe en papier !

 

    Abîmons-nous avec une allégresse non-feinte dans les sémillants domaines de l’étymologie et de l’Histoire.

… « Non-feinte », ai-je dis. C’est bon, vous êtes avec moi ? emplis de cette douce félicité étymologiesque ? Bien, continuons donc ce périlleux périple.

    Thomas More (1478-1535) était un homme politique anglais, triplé d’un philosophe et d’un humaniste, sous le règne d’Henri VIII de la maison Tudor [2]. Je ne vais pas vous rédiger sa biographie, Wikipédia est là pour ça.

C’est donc à Thomas que l’on doit l’invention de ce mot. Formé depuis la racine hellène τόπος (tópos, le lieu), que l’on retrouve dans le très courant « topectomie », et du suffixe latin « u » de sens privatif, ‘Utopie’ signifie « un lieu qui n’existe pas ». Et l’île d’Utopia se révèle en fait comme une eutopie, c'est-à-dire un « bon lieu ». Sous-entendu irréel, même si il est présenté comme authentique.

    Son essai philosophique s’intitulait en tout simplicité : Libellus vere aureus nec minus salutaris quam festivo de optimo statu rei publicae deque nova insula Utopia [3].

     Dans cet ouvrage, il expose une société idéale sise sur l’île d’Utopia. Une société autarcique, constituée d’un ensemble de communautés organisées autour de l’Humain pour les humains. Il est ainsi le premier à évoquer l’idée de salaire universel, il y suggère l’abolition de la propriété privée, la mise en commun des biens et du travail, et cætera.

    Bon, bien qu’il n’y remette pas en cause l’esclavage, Thomas, c’est peut-être le premier coco altermondialiste.

    Pour de sombres histoires religieuses, Mister More se vit décapité. Henri VIII, c’était loin d’un joyeux drille, j’en suis convaincu.

 

    Le concept d’utopie présente toutefois un sérieux souci, et peut-être est-ce de là qu’il tient son caractère chimérique : mon pétulant rêve de société idéale est certainement le cauchemar d’un autre.

    Car, au hasard, prenons l’exemple du transhumanisme. Eh bien, ses fervents défenseurs prêchent en toute bonne foi un futur fantasmabuleux pour l’humain : une vie d’immortel siliceux aux émotions et à la réflexion induites par des circuits électroniques (sic).

    Et qui suis-je pour les décrier ? Ben, je ne suis nul autre que moi-même, mais ça ne m’empêche pas de le faire. Car ce que l’on me décrit comme un avenir radieux, je n’y vois qu’un cauchemar de radiateurs. Mais j’y reviendrai dans une chronique ultérieure.

 

    L’utopie recouvre, à mon sens, un idéal de société dans lequel le profit en tant que but est remplacé par l’Humain. Un contexte dans lequel hommes et femmes organiseraient leur pensée, pourraient critiquer et mettre en doute ce qui les entoure en possédant les clés nécessaires : celles de la connaissance. Un endroit où chaque membre de la société est conscient de son appartenance à un ensemble et de ses devoirs pour qu’il fonctionne. Un espace dans lequel chacun a le droit et le temps de se découvrir. En définitive, un « bon lieu qui n’existe pas » dans lequel l’individu pense à l’Autre autant qu’à lui, tout en sachant que l’Autre lui rendra la réciproque sans arrière-pensée.

    Oui, ça demande un effort intellectuel intense pour ne serait-ce que concevoir cela possible. Le combat entre Cynisme, son grand allié Pessimisme, et Idéalisme, qui n’a que peu d’amis, lui, est peut-être perdu d’avance, j’en conviens.

    Malgré tout, avant de dégringoler de mon créneau et de me fracasser la gueule sur le parvis loin en-dessous, je ne peux que vous inviter à batailler pour vos idéaux. Car le réalisme, c’est bien beau, peut-être est-il nécessaire pour éviter de se noyer dans le marasme du quotidien... Mais bordel, c’est pas ça qui nous fait rêver. Et le rêve, l’imagination, la fantaisie, voilà les valeurs à entretenir, chérir et partager.

    En conclusion, je vous pose la question : Existe-t-il plus épanouissant qu’inventer les possibles ?

    Sur cette interrogation ingénue, je vous enjoins donc :

À la revoyuUUUUuUUuuUuuuuure !!!!!

… SprouitcH.

Arno

Illustration : A4.Putevie

Chronique à retrouver sur le blog d'Unfamous Resistenza.


[1] Oui, Billy… Ben, y z’avaient qu’à pas engendrer 4 chiards, aussi.

[2] Ce dernier est connu pour s’être marié six fois, avoir fait exécuter au moins une de ses ex * et mis en place l’anglicanisme, dérivé du protestantisme, en tant que religion d’état pour parvenir à ses fins.

* Une solution sans doute bien plus efficace que le divorce, cela va sans dire.

[3] Les meilleurs latinistes de la bande sauront traduire, mais pour les autres – et pour moi : « Du meilleur état de la chose publique et de l’île nouvelle d’Utopia, un précieux petit livre non moins salutaire que plaisant ».

Pour partager la chronique :


Écrire commentaire

Commentaires: 0